Vos questions à une ingénieure du secteur aérospatial

space engineer interview

Nous avons rencontré Aline Decadi, ingénieure Sureté de Fonctionnement et Sécurité pour le compte de l’Agence Spatiale Européenne (ESA) à Paris, dans le cadre du projet de développement du futur système de lancement européen Ariane 6. Nous avons échangé sur son parcours puis nous lui avons posé les questions de la communauté From Space With Love ! Les propos et opinions d’Aline n’engagent qu’elle-même et ne sauraient être attribués à l’ESA.

Aline, comment est née ta vocation pour l’espace ?

Ce serait dur de dire exactement quand est née mon attrait pour l’espace. Mais je me rappelle clairement du jour où, âgée de 5 ans, j’ai vu pour la première fois Star Wars. C’était l’épisode 4 “Un nouvel espoir”. Les étoiles, la vitesse, l’aventure, la mise en avant des talents des différents personnages… Ce space opera intergalactique m’a beaucoup plu et je m’en suis toujours rappelé. Depuis, j’ai toujours vu le spatial comme un vecteur technologique, de partage, d’aventure.

Je trouve ça épatant de voir que des films ont eu un tel impact sur les gens ! On voit de plus en plus le spatial à la télévision, dans des publicités aussi (par exemple on voit des astronautes sur des publicités pour des cours d’anglais dans le métro parisien). Le spatial est aujourd’hui bien diffusé et ça peut susciter des vocations.

Quelles études as-tu suivi ?

J’ai étudié dans une école d’ingénieurs, l’ESTACA à Paris (École Supérieure des Techniques Aéronautiques et de Construction Automobile). C’est une école dédiée au domaine des transports : automobile, ferroviaire, aéronautique, spatial. J’étais déjà intéressée par le spatial, je cherchais donc à avoir une spécialité Espace dans mes études. Je suis donc arrivée à Paris dans le but d’étudier à l’ESTACA, loin du Sud de la France où j’ai grandi. L’encadrement, les spécialités, les moyens mis à disposition, les travaux pratiques sont de bon niveau et permettent de développer les compétences et maitrise nécessaires.

estaca paris

ESTACA Paris

A l’ESTACA, en plus des spécialités, il y a des filières métier comme Mécanique, Fluides… J’ai suivi la filière Contrôle / commande (conception de chaines d’actionnement, commandes en boucle pour optimiser la gestion et les performances des systèmes comme la performance moteurs ou l’optimisation de trajectoires par exemple). Durant la première année d’école d’ingénieurs, l’étudiant acquiert des connaissances dans toutes les filières et spécialités, et ensuite il choisit sa filière et spécialité. A la fin du cursus, j’ai donc obtenu mon diplôme d’ingénieure en ayant suivi la filière contrôle commandes et la spécialité Espace.

polytechnique montreal

Polytechnique Montréal

En dernière année, je suis partie au Canada, pour suivre les cours de Polytechnique Montréal. Le Québec est francophone mais tous les cours étaient en anglais. C’était une bonne expérience pour être immergée dans une autre culture. Les cours étaient beaucoup plus théoriques qu’en France, il y avait des différences très intéressantes comme la façon d’aborder les notions liées à la physique du phénomène encouru avant d’aborder le domaine applicatif des équations. Cela m’a énormément apporté. J’ai pris des cours sur les antennes satellites qui m’ont beaucoup plu : l’idée était d’identifier sa fonction dédiée vis-à-vis du satellite, de travailler sur sa conception, puis de choisir les matériaux les plus appropriés pour l’antenne.

Parle-nous de ta carrière ?

J’ai commencé par travailler 5 ans comme ingénieure dans l’industrie. Je voulais acquérir une expertise technique et avoir une expérience sur le terrain pour commencer ma carrière, voir comment ça se passe concrètement pour fabriquer et développer des équipements aéronautiques. J’ai d’abord travaillé sur les équipements électriques de l’Airbus A380 à Toulouse. Les clients étaient Singapore Airlines, Qantas, Air France, Emirates. Le premier vol était en train d’être préparé, il fallait amener les équipements électriques à la certification, car ils étaient encore en phase de prototype. C’était très intéressant car il fallait travailler sur différents systèmes et sur les scénarios de backups / remise en sécurité en cas de panne.

airbus a380

Airbus A380 – Credit : Richard Vandervord

Cette expérience a été un tremplin pour me permettre ensuite de travailler dans le secteur des satellites développés par Thales Alenia Space, pour le compte de l’ESTEC (Centre européen de recherche et technologie spatiale). C’est comme cela que j’ai commencé à rencontrer des personnes qui travaillent à l’ESA. Au sein de l’équipe d’expertise avionique, j’ai travaillé comme ingénieure sur la conception d’équipements servant au contrôle d’altitude et d’orbite de satellites pendant quelques années, d’abord sur des satellites de télécommunications, puis sur des satellites d’observation de la terre, puis sur des constellations de satellites comme Globalstar. C’est cette expérience qui m’a aidée à construire la méthode de travail et de réflexion que j’utilise encore aujourd’hui au quotidien pour déterminer ce qui est requis pour certifier un système avec le niveau de sécurité spécifié.

Ensuite, j’ai voulu acquérir une expérience à l’international. J’ai alors été recrutée par MDA, qui a réalisé le Canadarm qui équipe la station spatiale internationale (ISS). Ils m’ont proposé un job à Vancouver, sur la côte Ouest du Canada, où j’ai travaillé pendant deux ans comme ingénieure missionnée sur la conception des systèmes constituant l’ensemble du satellite (plateforme et charge utile). Je participais à des réunions avec les agences spatiales développant le lanceur Zenit pour échanger sur les spécifications d’interface entre le lanceur et le satellite. En particulier, j’étais en charge d’identifier les cas de panne entre le lanceur et le satellite durant les phases d’intégration au sol et d’opérations en vol, pour en déduire des axes d’amélioration permettant de rendre robuste l’ensemble du système. C’est cette expérience qui m’a permis d’être pour la première fois en contact avec le monde des lanceurs.

ariane 6

Lanceur Ariane 6 – Credit : SkywalkerPL

Grâce à ces expériences, j’ai ensuite été contactée par une entreprise recrutant exclusivement dans le domaine du spatial, HE Space, qui est mon employeur aujourd’hui et qui me permet de travailler en mission à l’ESA. Je suis revenue en France il y a presque 7 ans pour travailler à Paris comme ingénieure sûreté de fonctionnement et sécurité.

J’ai débuté sur le projet Ariane 5 ME (Midlife Evolution), qui était à l’époque pressenti pour être le successeur d’Ariane 5. Le projet s’est arrêté lors de la phase de revue critique du design car les états membres de l’ESA ont alors pris la décision de lancer Ariane 6. J’ai donc naturellement basculé sur le projet Ariane 6, la même équipe s’est reconstruite et est appelée l’architecte du système de lancement Ariane 6.

Mon travail d’ingénieure sécurité sur Ariane 6 est centré sur l’optimisation et la robustesse des interfaces (mécaniques, électriques, fluides) entre le lanceur et les moyens au sol. Nous préparons actuellement la revue critique de design. Le premier lancement est prévu le 16 juillet 2020.

As-tu des engagements associatifs ?

Je suis une membre active de l’Association Planète Mars (APM) depuis 1 an et demie. Il y a quelques mois, j’ait été désignée secrétaire exécutive et responsable de la communication par le président de l’association. Cela inclut aussi la responsabilité de recruter de nouveaux membres. J’ai d’ailleurs préparé un sondage que je vais mettre en ligne bientôt : l’idée est de permettre d’insuffler de nouvelles idées, de donner les moyens de s’investir dans l’association, en fonction des envies et des motivations de chacun.

La planète Mars intéresse de plus en plus de monde : notre association a pour vocation de promouvoir le développement des technologies permettant à l’homme d’explorer la planète rouge. De plus, elle joue le rôle de représentante des initiatives européennes liées à l’exploration martienne. Il n’y a pas beaucoup d’associations qui élaborent autant d’articles de recherche et de vidéos par les membres de l’association. C’est une mine d’or à exploiter, et je suis très fière et honorée d’en faire partie !

association planete mars

Logo de l’Association Planète Mars (APM)

Je m’engage aussi dans le forum spatial autrichien (OeWF), qui est à l’origine de la simulation martienne “AMADEE-18” à laquelle j’ai participé. L’APM travaille depuis de nombreuses années avec l’OeWF car c’est un excellent complément applicatif pour l’APM. J’ai fait plusieurs vidéos durant les 4 semaines de simulation dans le désert de Oman pour partager cette aventure avec ma famille, mes amis et les membres APM/OeWF et tous les curieux qui s’interrogent sur comment mener des expériences scientifiques dans un environnement représentatif de Mars. Cliquez ici pour voir mes vidéos de la simulation martienne AMADEE-18.

Je souhaite aussi parler du Space Generation Advisory Council (SGAC). C’est une association internationale qui regroupe des jeunes professionnels intéressés par le secteur spatial, mais qui ne travaillent pas forcément dans le secteur spatial. Le SGAC permet d’être informé de jobs dans le secteur spatial, d’avoir des bourses pour assister à des conférences, et elle met en ligne des offres de participation à des groupes de travail sur des problématiques spécifiques (comme par exemple en exploration, sur la loi spatiale, sur les micro lanceurs, etc).
Pour s’instruire c’est parfait, notamment grâce à l’engagement des coachs qui suivent les membres. J’ai notamment fait une conférence avec des jeunes du SGAC sur l’exploration martienne au dernier salon du Bourget. A l’Observatoire de Paris, des astrophysiciens nous ont parlé de l’installation de radiotélescopes sur la Lune et des jeunes ingénieurs du SGAC ont présenté, au regard des contraintes exposées, différents concepts et mises en oeuvre de systèmes de transport permettant d’apporter ce matériel sur la Lune. C’était une très bonne opportunité de faire interagir en direct des experts de renoms avec des ingénieurs, de confronter leurs idées et leurs points de vue.

Vos questions à une ingénieure aérospatiale

Quelles sont les tâches / occupations principales d’un ingénieur spatial ? Quelles études mènent à cet emploi ? (Durandile on reddit)

Mon travail consiste à faire des simulations de cas de pannes. J’introduis des cas de pannes sur un système : une fuite, des problèmes électriques qui font prendre feu ou un problème mécanique pouvant conduire à l’explosion du lanceur. Je cherche à rendre robuste le système en ajoutant des barrières de sécurité à ces systèmes durant les opérations au sol et même en début de vol. Il y a une partie simulation avec des outils, et une partie analyse de risque de ces cas de panne. Cela aboutit à des spécifications, des contraintes de développement qu’on demande à ArianeGroup ou au CNES de prendre en compte dans la conception, ou encore des contraintes de mise en œuvre à prendre en compte lors des opérations d’intégration au sol.

J’interviens sur les interfaces entre le sol et le lanceur, ce qui inclut notamment les bras qui alimentent et vidangent le lanceur, l’interface électrique, la génération de puissance, le maintien de pression dans les réservoirs… De son côté, ArianeGroup réalise les simulations de cas de pannes internes au lanceur. Le CNES fait la même chose pour les moyens au sol (outillages, batiments,etc.).

Pour résumer, je réalise actuellement des analyses de conception, de dimensionnement. d’intégration des équipements et des systèmes. L’année prochaine, on entrera dans la phase de qualification et d’essais de ces systèmes qui combinent les interfaces lanceur avec les moyens au sol associés. Cette phase va être très concrète et va permettre de valider les choix de design. Cela va être très enrichissant, et très intense. Le premier lancement d’Ariane 6 est prévu le 16 juillet 2020, cette date approche à grands pas !

Quel est votre rythme de travail ? Est-ce toujours le rush avec avec des semaines de travail de plus de 50 heures ? Comment gérez-vous la pression ? (HowlingPantherWolf sur reddit)

On a effectivement un rythme de travail dense et soutenu. Les personnes qui travaillent beaucoup font souvent plus de 50 heures de travail par semaine, mais c’est sûr qu’il est beaucoup plus facile de passer des heures à travailler sur un projet aussi intéressant que le système de lancement d’Ariane 6 par exemple que sur un projet moins intéressant.

Pour moi, la pression sur ce type de poste prend la forme d’un environnement de travail qui change et évolue au quotidien : cela nécessite de rester flexible en toutes circonstances. Les priorités peuvent changer régulièrement et cela fait partie du travail. Être au coeur d’un projet aussi important que le développement d’un nouveau système de lancement implique de considérer chaque changement comme une nouvelle opportunité d’apprendre, plutôt que de le subir comme une contrainte et de le transformer en pression. En ce qui me concerne, je traite chaque sujet l’un après l’autre, étape par étape, pour ne pas me laisser déborder et ça se passe bien.

En tant que lycéen, quelles sont les meilleures choses à faire pour me lancer dans une carrière dans l’aérospatiale ? (AndrewIsANerd sur reddit)

Je te conseille de faire des travaux pratiques, des stages de découverte (même courts), ou encore aller à des journées portes ouvertes. L’idée est de rencontrer des personnes qui travaillent déjà dans le secteur aérospatial pour leur poser tes questions. Ceci peut te permettre d’étudier quelques sujets précis, et de savoir si c’est uniquement un centre d’intérêt ou une passion naissante.

Je suis au lycée, comment puis-je travailler à l’ESA ? (lazyfck sur reddit)

Je pense que l’idéal est de développer une passion pour l’un des piliers de l’ESA : le transport spatial, l’observation de la Terre, les systèmes de navigation, l’exploration spatiale robotique et humaine, la protection planétaire, les futures technologies. Ceci peut permettre de s’orienter plus facilement par la suite. C’est le même conseil que je donnerais pour être un candidat intéressant pour n’importe quelle entreprise, il faut se renseigner sur ce que fait l’entreprise. A l’ESA, il y a aussi d’autres métiers comme la traduction, la stratégie… Mais je ne travaille pas au recrutement à l’ESA !

En tant qu’étudiant souhaitant travailler à l’ESA, quels types de conseils pourriez-vous me donner ? A quoi ressemble votre quotidien ? (rdiaz300 sur reddit)

Il serait intéressant de choisir une école d’ingénieur pour cibler ta filière privilégiée : contrôle/ commandes, modélisation mécanique ou fluide, systèmes électriques, mécatronique… Personnellement, j’ai choisi l’ESTACA à Paris car cette école donne la possibilité d’étudier tous ces aspects en tronc commun avec des travaux pratiques et de nombreuses applications possibles (y compris au sein des associations de l’école), et permet ensuite de se spécialiser.

Quelle valeur l’ESA ou d’autres entités spatiales européennes accordent-elles aux programmes de master spécialisés « Ingénierie spatiale », tels que ceux proposés par TU Delft ou TU Berlin, par rapport à un programme plus typique de maîtrise tel que le génie mécanique ou l’aérospatiale ? Et quel conseil donneriez-vous à un jeune diplômé cherchant à percer dans l’industrie spatiale ? (fron sur reddit)

Désolé, je ne peux pas répondre à cette question à la place de l’ESA.

Avez-vous / souffrez-vous du syndrome de l’imposteur dans votre parcours jusqu’à votre poste actuel ? Si oui, qu’est-ce qui vous a aidé à surmonter ces moments ? (PapaEuclid sur reddit)

Lors d’une prise de poste ou lorsqu’on est sollicité sur un projet où notre expertise est plus limitée que d’autres personnes plus expérimentées, on peut ressentir ce type de sentiment car on sort de sa zone de confiance. Mais c’est aussi la meilleure façon d’apprendre pour développer son expertise, par exemple en faisant appel à des personnes plus expérimentées pour bénéficier de leurs conseils.

Pour moi, quand on n’est pas en confiance il faut être très méthodique, traiter le sujet dans son ensemble, c’est-à-dire partir du sujet général puis décortiquer le problème et extraire les vraies zones inconnues (car souvent, c’est la masse d’informations ou de travail qui peut déconcerter). Il faut avancer pas à pas. La pression vient souvent du fait qu’on ne sait pas quand on va trouver la solution. Il ne faut donc pas abandonner. C’est de l’endurance, comme quand on fait un marathon. Et quoi de plus enrichissant que de résoudre un problème après avoir fait face à des difficultés ?

A lire aussi : « Participe à une simulation martienne » Aline Decadi raconte sa participation à la simulation AMADEE-18.

Ariane 5 image by DLR German Aerospace Center [CC BY 2.0 (https://creativecommons.org/licenses/by/2.0)], via Wikimedia Commons

Sources

Ceci devrait aussi t'intéresser



Space Lover, Apprends Comment...

Que veux-tu faire maintenant ?